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Des racines et des ailes. Mais qu’il pousse des racines aux ailes et que les racines s’envolent.
Juan Ramón Jiménez.
Stella Bliss vida le contenu de trois caisses d’orchidées moussues et entreprit de les disposer, trois par trois, le long de la petite allée qui conduisait au hall d’entrée de la résidence des Wittle. La commande avait été passée la veille au soir seulement et il s’était trouvé que Stella avait les orchidées toutes prêtes. Son métier était la sculpture florale et elle appréciait les gens qui savaient reconnaître son art.
Stella portait son nouveau corsage mauve à manches bouffantes et un pantalon de travail assorti. Le corsage mettait en valeur sa poitrine rendue sensible par sa grossesse toute récente. Elle ne pourrait probablement plus mettre ce pantalon avant un bon moment.
Elle passa près des gardes de la sécurité et des domestiques qui avaient trouvé un prétexte pour venir la regarder faire. Tous ces regards la mettaient mal à l’aise bien que sa taille l’eût habituée, depuis son enfance, à être le point de mire presque partout où elle se trouvait. Avec ses douze paumes de haut, elle faisait tourner bien des têtes, même quand elle se promenait en bleu de travail.
Stella s’habillait comme les fleurs dont elle s’occupait. Doob avait raconté à ses parents que dans son jardin, les abeilles la suivaient partout où elle allait sans jamais la piquer. Ses cheveux en désordre encadraient un visage bronzé aux pommettes hautes et aux yeux bleu-vert. Ses lèvres étaient charnues, souvent plissées en une moue de concentration. Ces temps derniers, elle souriait plus souvent et avait pris l’habitude de fredonner d’anciens airs à l’intention de la nouvelle vie qui dormait en elle.
Faire pousser des plantes et les améliorer en vue de leur utilisation alimentaire était, depuis neuf générations, une tradition dans la famille de Stella. La pénurie alimentaire était telle que tous les efforts de recherche et de production étaient tournés vers la nourriture. Mais Stella n’avait jamais renoncé à s’occuper des fleurs et des abeilles qui rendaient possible leur existence.
Elle portait dans son ventre la dixième génération, un enfant dont ses rêves lui disaient que ce serait une fille. Sa mère l’avait su pour elle, et la mère de sa mère avant elle, et ainsi de suite sur plusieurs siècles. C’était une longue tradition, difficile à maintenir en ces temps tourmentés. Ces orchidées moussues étaient l’œuvre de Stella et elle se sentait fière, aujourd’hui, de savoir qu’elles seraient admirées par d’autres artistes, des musiciens, ces sculpteurs de l’air, et par la haute société de Pandore.
Stella avait entendu dire que Son Honneur Alek Dexter était insensible aux couleurs, de sorte qu’elle avait sélectionné des variétés qui lui plaisaient personnellement. La plupart des tons étaient dans la gamme des mauves, bien qu’elle eût également cédé à la tentation d’exhiber une demi-douzaine de ses nuances de rose les plus délicates.
Un garde de la sécurité que son petit gabarit n’empêchait pas de rouler affreusement les mécaniques vint remuer chacune de ses caisses avec le canon de son laser et se pencha pour vérifier silencieusement les plantations avec son couteau. Stella avait déjà été soumise deux fois à un détecteur et fouillée soigneusement sur toute sa personne par une matrone depuis qu’elle était arrivée à la résidence. Ce n’était pas la première fois qu’elle venait ici, aussi elle supposait qu’il lui faudrait encore subir cela les autres fois. Elle avait ses idées à elle, mais elle préférait se concentrer sur ses fleurs.
Un cordon de sécurité entourait tout le quartier et un détachement de gardes assurait la surveillance du bâtiment. C’était la résidence du Directeur général de la Compagnie Sirénienne de Commerce, une personnalité que le Directeur considérait comme particulièrement visée par les Enfants de l’Ombre. La rumeur publique disait que c’était l’un des trois hommes qui pourraient prendre la succession de Flatterie si jamais quelque chose de fâcheux lui arrivait un jour.
La résidence était une grosse bâtisse de plastacier et de pierre meulée. Elle ne semblait pas avoir été affectée par la récente série de séismes qui avaient dévasté une grande partie de Kalaloch. Elle était entièrement entourée d’un mur de pierre de deux mètres de haut surmonté de piquants de métal et de morceaux de verre. Stella avait du mal à croire que la File de ce quartier passait seulement à quelques mètres de là. Aucune des personnes qui l’entouraient ne semblait prêter attention aux cris que l’on entendait dans la rue ni aux véhicules lourds qui n’arrêtaient pas de passer à moins d’un jet de pierre de l’endroit où ils se tenaient.
Le garde aux bras courts et à la grise mine arborait une fleur de chair derrière l’oreille. C’était l’un des nouveaux motifs de chair sculptée qui faisaient fureur en ce moment et qu’elle trouvait répugnants. Ses aisselles étaient le centre d’énormes auréoles de transpiration que la chaleur lourde de l’après-midi ne pouvait expliquer à elle seule.
— Qu’est-ce que vous aviez cru trouver dans cette terre ? demanda-t-elle quand il eut fini. D’affreux asticots de combat ?
Le garde fronça les sourcils. Son regard fuyant ne cessait d’aller nerveusement de Stella au manteau de fumée noire qui s’amassait dans le ciel gris de l’après-midi.
— Mon sens de l’humour a des limites, grogna-t-il. N’en abusez pas.
— Vous avez peur que cette foule en colère vienne jusqu’ici vous…
— Je n’ai peur de rien du tout ! lança le garde en gonflant son torse de garçonnet dans sa combinaison flasque. Mon travail consiste à protéger Mr. Dexter et c’est ce que je suis en train de faire.
Stella entreprit délicatement de retirer les plantes de leurs petits pots pour les disposer le long de l’allée. C’était ce qu’elle aimait le plus dans son travail, effleurer les tiges soyeuses et les racines nues, sentir l’odeur du terreau quand elle le remuait. À la fin de la journée, quand elle brossait ses ongles courts, elle le faisait au-dessus de l’un des pots, afin que rien ne soit perdu.
— Vous devez aimer les fleurs, pour vous en être fait graver une derrière l’oreille, dit-elle. J’imagine que ça doit faire mal.
— J’étais soûl. Si encore ils étaient capables de leur donner une odeur agréable, je le regretterais moins.
— Ils y arriveront un jour, vous verrez. En attendant, sentez un peu celle-ci.
Elle lui tendit une orchidée mauve clair. Il la prit délicatement et la porta à ses narines, puis se laissa aller à sourire. Elle fut contente de voir la tension se relâcher un peu sur son visage.
— C’est vrai, dit-il. Ce serait bien si ça sentait comme ça.
— Savez-vous que la fleur que vous tenez à la main n’avait pas d’odeur jusqu’à l’année dernière ? Et elle est sortie de la mousse il y a cinq ans. C’est moi qui lui ai appris à le faire.
— Des fleurs ! fit le garde en reniflant de mépris, mais sans détourner la tête. Ça ne se mange pas, les fleurs. Vous devriez faire pousser des choses qui se mangent.
— Hein ? dit Stella en portant la main à sa bouche pour feindre la surprise. Ceux qui font pousser de la nourriture sans autorisation risquent la peine de mort. Il n’est pas nécessaire d’avoir un permis pour cultiver des fleurs. En outre, votre âme a besoin de nourriture, elle aussi, et les fleurs sont un aliment spirituel. La seule différence est que leur pouvoir nutritif ne peut pas se mesurer.
Il prit un air un peu moins sceptique, tout en demeurant sur la défensive. Elle refréna la tentation de lui parler de ses abeilles, car il y avait le miel et les gens qui étaient au courant de sa production de miel se comptaient sur les doigts d’une main.
Lorsque ses plants furent en terre, elle les arrosa délicatement en pluie et nettoya l’allée des débris qu’elle avait laissés. Elle se sentait un peu nerveuse. Elle était bloquée en ville, sans moyen de transport. C’était sa voisine Billie qui l’avait accompagnée très tôt ce matin. La Cushette, bien que pratiquement neuve, avait encore quelque chose de grillé qui l’empêchait de démarrer. Elle n’aimait pas la prendre pour aller en ville, de toute manière. Il y avait trop de monde et elle trouvait cela frustrant. Le tram était bien plus commode et il y avait une correspondance pour rentrer chez elle, mais la circulation était sûrement interrompue à cause des émeutes. Elle n’aimait guère l’idée d’avoir à faire les dix cliques à pied sans Doob à ses côtés pour la protéger.
— Stella, ma belle, vous avez bientôt fini là-bas ?
Mrs. Wittle, la maîtresse de maison, était devant la grande porte et lui faisait signe. Avec ses cheveux gris, son air guindé, son sourire prévenant pour chacun et son teint clair, elle ne pouvait être que de bonne naissance sirénienne. Mais derrière sa voix douce et ses manières délicates se cachait quelqu’un qui avait su, de son propre chef, préserver de la destruction, lors de la première vague de secousses telluriques de 73, toute une cargaison d’œuvres d’art pandoriennes. Elle s’était portée volontaire, lors de la catastrophe, pour s’occuper du musée sous-marin, et avait réquisitionné un vieux suba dans lequel elle avait entassé les trésors du musée sans penser à sa propre vie même lorsque la coupole avait commencé à se fendiller, laissant passer des projections d’eau assez fortes pour couper un humain en deux.
— Oui, madame. Elles vous plaisent ?
La maîtresse des lieux baissa les yeux vers l’allée et haussa imperceptiblement les sourcils.
— Elles sont splendides, dit-elle en soupirant. On ne n’avait pas menti sur votre compte, mon amie. Mais j’ai un autre problème en ce moment et vous pouvez peut-être m’aider.
— De quoi s’agit-il, madame ?
— Une partie du personnel que nous avions prévu pour ce soir n’a pas pu venir. Les événements, vous comprenez ? Pourriez-vous rester un peu plus longtemps aujourd’hui et vous charger d’accueillir nos invités à l’entrée ? J’en ai ici la liste. Les cartons portant tous les noms se trouvent sur la table à côté de la porte. Naturellement, vous resterez à la réception comme invitée, si vous le désirez. Acceptez-vous de me rendre ce service ?
Stella avait ses idées sur les riches et elles n’étaient pas particulièrement tendres. À cent mètres de là à peine, les pauvres attendaient pendant des heures dans la File pour acheter quelques maigres rations avec leur paye durement gagnée tandis que les domestiques des riches n’avaient qu’à tendre leur carte estampillée : « Prioritaire » à la porte du hangar de derrière pour remplir leur véhicule d’une abondance de nourriture. Stella avait déjà travaillé dans des réceptions de ce genre uniquement pour pouvoir ramener quelques restes à la maison. Les gages ne signifiaient pas grand-chose pour elle. Elle avait toujours gagné plus que sa carte de points-rations ne l’autorisait à acheter. Elle n’avait jamais compris la procédure administrative qui permettait de faire marquer : « Prioritaire » sur sa carte.
Aujourd’hui, par surcroît, la Cushette était en panne et il était dangereux de courir les rues toute seule.
— Oui, dit-elle. Je pourrais rester. Mais je ne suis pas habillée et… il faudrait qu’on me raccompagne chez moi.
Le visage de Mrs. Wittle s’illumina tandis qu’elle lui prenait le coude.
— Vous ne pouvez pas savoir quel poids vous m’ôtez, ma chère enfant. Mais bien sûr, quelqu’un vous raccompagnera, vous n’avez pas à vous inquiéter pour cela. Allons voir un peu ce qu’il y a dans la garde-robe de ma fille. Elle a quelques affaires qui devraient vous aller à ravir. Je pense, en particulier, à une robe noire très élégante qui devrait être en valeur sur vous. Mais je suis sûre que vous saurez porter merveilleusement tout ce que vous pourrez essayer.
Stella rougit du compliment.
— Je vous remercie, madame. Elle n’y verra pas d’inconvénient ? Le visage de Mrs. Wittle s’assombrit l’espace d’un moment puis elle se reprit en projetant le menton en avant :
— J’ai bien peur que non, ma pauvre enfant. Elle a été tuée lors de ce terrible attentat à l’université l’hiver dernier. Quelque chose d’affreux.
— Je… je suis navrée de l’apprendre.
— Elle savait ce qu’elle voulait, et elle l’obtenait généralement, continua Mrs. Wittle. J’étais si fière d’elle, murmura-t-elle. Mais je vous raconterai tout cela plus tard. Ce n’est pas le moment.
La robe noire était très ajustée sur elle et la serrait inconfortablement au buste, mais ces temps derniers elle ne supportait pas la moindre pression sur la poitrine. Le décolleté était plongeant et la mettait en valeur comme elle ne l’avait jamais été jusqu’à présent.
— J’aurais tellement aimé que Doob puisse me voir avec, dit-elle en tournant sur elle-même devant le double miroir. Je suis sûre qu’il en serait fou.
— Dans ce cas, le mieux est que vous la gardiez, mon enfant, répondit Mrs. Wittle, les larmes aux yeux mais rien sur la joue. En fait, je voudrais que vous choisissiez parmi ces vêtements tous ceux qui peuvent vous être utiles. Il n’est pas juste de les laisser accrochés là inutilement. Ce ne sont pas des tableaux, après tout.
Elle protesta, mais Mrs. Wittle remplit un carton des affaires de sa fille puis la conduisit jusqu’à la petite table à l’entrée.
L’invité d’honneur, Alek Dexter, arriva en ajustant ses manches de chemise à hauteur des poignets de son habit tout en pestant contre la moiteur de l’après-midi. Stella épingla le carton qui portait son nom sur son habit, qu’elle lissa machinalement. Au lieu de rejoindre les autres invités, il s’attarda auprès d’elle tout en lorgnant sans vergogne l’échancrure de son corsage. Elle capta son regard et le soutint jusqu’à ce qu’il détourne les yeux.
— J’ai assisté à des réunions toute la journée, grommela-t-il. Après cette sauterie organisée par les magnats de la distribution, il faut que je prenne la parole à un dîner du Club Progressiste dans deux heures avant de rencontrer le Directeur à un cocktail à vingt heures. Pas étonnant que je sois toujours essoufflé et que je n’arrive pas à perdre du poids. Vous êtes resplendissante, ma chère… (il loucha sur le carton où était écrit son nom et en profita pour rapprocher sa tête de son décolleté)… Stella. Stella Bliss.
Il lui serra la main et elle s’aperçut qu’il transpirait horriblement des paumes…
Je ne savais pas que ces gros bonnets transpiraient en public.
Une pellicule luisante était en train de se former sur son front et au-dessus de ses lèvres. L’Honorable Alek Dexter l’épongea avec un mouchoir en faisant signe à son chauffeur, qui se tenait non loin dans la fraîcheur de l’entrée.
— J’ai besoin d’une autre chemise, lui dit-il en baissant la voix. Azur, ça ira pour ce soir.
— Les rues sont bloquées, lui répondit son chauffeur. Je ne pourrais pas être de retour à temps pour vous conduire à votre dîner.
Sa voix semblait maussade et Stella comprit, en voyant les mâchoires d’Alek Dexter se serrer, que s’il y avait une chose que celui-ci ne supportait pas, c’était que l’on soit maussade en sa présence.
— Dans ce cas, achetez-en une, lança-t-il sèchement. Les magasins sont ouverts jusqu’à l’heure du couvre-feu et le marché n’est qu’à quelques rues d’ici. Faites passer cela dans les frais généraux. Et… changez d’attitude ou cherchez-vous une autre place, acheva-t-il en le congédiant d’un geste impatient de la main.
La porte d’entrée derrière le chauffeur encadrait une petite scène de rue couronnée d’un ciel tumultueux. Deux gardes postés face à la rue lui tournaient le dos. Un troisième pencha la tête en entendant le triple bip issu du messager qu’il portait à la ceinture. Il prit l’appareil dans sa main, parla quelques instants dans le micro et rentra en courant. Son visage sembla pâlir un peu plus à chacun des cinq pas qui le séparaient de Son Honneur. La conversation fut brève et chuchotée, mais Stella n’en perdit pas un seul mot.
— Le code Brutus est en vigueur, monsieur. Voulez-vous vous abriter ici ou à la résidence du Directeur ?
— Merde ! fit Alek Dexter en détournant le visage comme s’il venait d’être souffleté.
Il faisait partie, comme Wittle, des successeurs possibles de Flatterie. Il se frotta le front tandis qu’un camion de la sécurité déversait un chargement d’hommes en uniforme devant l’entrée. Son visage était devenu aussi pâle que celui du garde. Il regarda l’escadron de la sécurité se déployer autour du camion pour prendre position dans la rue. Une demi-douzaine d’hommes aux visages noircis de fumée et ruisselants de transpiration entrèrent en courant dans la demeure et prirent position dans le hall de réception.
— Ce sont les nôtres ? demanda-t-il au garde.
L’autre haussa les épaules. Ses phalanges étaient blanches autour de la crosse de son laser qu’il agrippait en tremblant.
— Je ne sais pas, monsieur.
— Hum… je suppose qu’il faudrait que nous sachions de quel côté nous sommes avant de savoir à quel camp ils appartiennent. Juste un avertissement, dites-vous ? Flatterie n’est pas…
— Oui, monsieur ; un simple avertissement. C’est Flatterie lui-même qui l’a lancé.
— Nous attendrons ici, décida Dexter S’il faut que nous soyons bloqués quelque part, j’aime autant que ce soit en compagnie de cette ravissante jeune femme.
Il s’inclina devant Stella, lui prit la main et la baisa. Puis il s’avança vers le grand salon où se trouvaient son hôtesse et les autres invités, en passant devant le buffet garni du plus bel assortiment de fruits, de hors-d’œuvre et de fruits de mer que Stella eût jamais contemplé de sa vie. La pièce maîtresse était un énorme bloc de glace d’un mètre de haut représentant un dauphin en train de bondir.
Les combats avaient l’air de se rapprocher et les gardes refermèrent sans bruit la double porte d’entrée. Stella commençait à avoir un peu peur.
Dexter n’avait pas regardé une seule fois ses orchidées.